Contribution pour l’ouvrage Résonances 2 par Jacques Flament Éditions – Août 2018
Voici le texte que j’ai rédigé pour illustrer cette photo prise par la photojournaliste américaine Dorothea Lange (1895-1965). Il est publié dans le recueil Résonances 2 – Une image- Un texte
Enfants résignés, prêts à embarquer. Inévitablement, se faire une place dans la benne du camion comme chaque fois qu’il faut prendre la piste caillouteuse. Se caler dans un coin, se faire tout petit au milieu du chargement de bric et de broc. Se faire oublier comme ces tas de choses inutiles empilées de façon hasardeuse, compagnons de leurs voyages, mais pour aller où ? Vrombir vers un Eldorado. Aujourd’hui, ils n’iront pas à l’école. Leur avenir ? Il semble tracé à la poussière d’ocre, celle qui s’immisce partout : dans les oreilles, les narines, les yeux. Elle s’installe de force dans leur vie, gagne du terrain au fil du voyage. Elle a le pouvoir de rougir les yeux, de dessécher la peau. Prendre l’air encore quelques heures avant le déclin de l’astre du jour. Un soupçon d’innocence pour les enfants qu’ils sont encore, c’est tout ce qu’ils souhaitent avant l’errance qui les précède et les enveloppe déjà de son ingratitude. Cette vie de bohème, ils ne l’ont pas choisi. Leurs parents non plus. Ils troqueraient volontiers les caisses de bois contre lesquelles il devront jouer des coudes pour éviter qu’ils ne les aient dans la peau comme ils ont déjà l’ADN du voyage dans chacun de leurs pores. Ce qu’ils redoutent, c’est l’arrivée dans la prochaine ville de l’Arkansas, où ils s’installeront pour une durée indéfinie : Lorsqu’ils quitteront fourbus la benne du camion, d’un bond sur leurs pieds, il leur faudra très vite s’éclipser. Sauver leur peau pour ne pas se faire engloutir par les objets inertes mais puissants tels des immondices enchevêtrés qui se déversent dans un fracas sur le sol poussiéreux. Cette scène effrayante, ils la connaissent par cœur. Une fois pied à terre, elle s’est jouée sous leurs yeux lors du dernier périple tandis qu’ils avaient courageusement défendu leur petit espace vital malgré le cahot. Le père réparera ce qui peut l’être, le reste sera jeté dans le feu aux premiers frimas. Ne s’embarrasser de rien ni de personne, telle est la devise familiale. Partance et transhumance sont les mots qui peuplent leur vie. Envahissants comme ces interminables voyages qui piétinent leur insouciance, qui leur volent leur enfance. Ils prennent toute la place. Eux, ce dont ils rêvent comme les enfants de leur âge c’est de jouer, de courir dans l’herbe folle des prairies, de titiller le poisson de leur canne à pêche dans les petites rivières ombragées par les saules, d’acheter des caramels chez la marchande de bonbons, d’étudier en classe, chaque jour, d’aller couper un sapin pour Noël dans la forêt. Ils en rêvent si fort qu’ils commenceraient presque à y croire. Mais pour l’heure, il faut recommencer dans ce nouveau lieu inconnu, hostile forcément. Reconstruire les lambeaux de leur existence et faire comme si tout cela n’existait pas. Ne pas s’attarder, ne pas s’attacher . Repartir encore et toujours. Condamnés à être fermiers ou brocanteurs, comme leurs parents. Une vie à errer dans le grand ouest pour quelques milliers de dollars, entre blizzard et fournaise.